CHAPITRE 27
Le véhicule est un énorme
tout-terrain, il doit faire une vingtaine de mètres de long, posés
sur une cinquantaine de roues. Voir cet engin se dessiner dans cette
brume dense me ramène à des images de vieux films d'horreurs, les
fantômes venant réveiller les vivants ; le froid du métal, le
manque d'air, un groupe flottant vers la catastrophe. Nous entrons
par le sas principal et les combinaisons se retirent toutes seules,
nous laissant tous les quatre avec un sac dans le dos. Le gsène est
flippant, il ne porte aucun vêtement et sa peau est d'un noir
abyssal. Quand il se retourne pour voir si tout le monde est bien
entré, je vois les deux fentes jaunes lui servant d'yeux. Il
s'évapore rapidement dans un couloir et Mil ne tarde pas à le
suivre. J'invite Paco à nous caler par terre à côté du sas
d'entrée – qui sera certainement aussi celui de sortie. On
s'allume un joint : « Ça va pas être long, autant rester
à côté de la porte, hein ?
- Ouais.
- T'as vu la gueule du mec ?
- Le gsène ?
- Je te mise mon billet que c'est
encore un télépathe.
- Possible.
- Enfin... Tu sais depuis mon
enlèvement, Kaver nous avait à la trace.
- Mmmh ?, le lézard me lance un
regard suspect.
- Il nous suivait, je sais pas comment,
il m'a un peu malmené avec des saloperies d'ombres grouillantes. Je
sais pas s'il captait que ça me faisait chier... Peut-être pas.
Mais en tout cas, la majorité du temps, c'était pour nous aider.
- Ah ?
- Ouais mais... Je sais pas. J'ai quand
même l'impression qu'il aurait pu nous filer un plus gros coup de
main. Je veux dire, vu ce qu'il peut faire, il aurait pu régler
cette affaire un peu plus vite.
- Qu'est-ce que ça aurait changé ?
- Mil se serait peut-être pas faite
niquer par trois Valmériens, par exemple – je marque une pause
dramatique. Kaver dit qu'il a un code, qu'il peut pas utiliser ses
lasers mentaux de merde à chaque fois mais j'y crois pas. Je le vois
plus comme un petit malin qui aime bien que les choses se passent
selon un plan qui nous dépasse. La romance et l'émotivité
américaine, l'orchestration diabolique d'un scénariste raté qui
arrive dans un monde dont il maîtrise l'image et le temps. Merde...
- Quoi ?
- J'ai laissé ma canne musicale dans
le vaisseau...
- Je croyais que tu voulais me la
laisser, que c'était une sorte de cadeau d'adieu.
- Ah... Ouais, ben ouais. Mais tu vas
en jouer ?
- Je sais pas, peut-être. Mais c'est
plus pour pas oublier ta sale gueule.
- Ouais – je me marre. ». Le
tout-terrain finit par s'arrêter et le gsène revient avec Mil
derrière lui. L'image de la bite noire du gars dans la bouche de Mil
me vient comme un éclair dans la gueule puis... Non, le trajet a
même pas duré dix minutes. Le sas principal s'ouvre et on se
retrouve dans une immense pièce. Ce n'est même pas une pièce,
c'est un putain de hangar gigantesquement vide. Un peu plus loin se
tient Kaver, il est à côté d'une structure complexe faisant deux
fois sa taille. En m'avançant, je devine aussi une petite table avec
des verres et une bouteille. On rejoint Kaver et le gsène noir
continue son chemin sans adresser un regard au patron. Le légume
prend la parole : « Salutations ! C'est agréable de
vous revoir. Venez, asseyons-nous.
- Joli décor.
- Vous avez l’œil d'un artiste, Sal.
- Oui.
- Alors... Je vous rencontre enfin Paco
– il commence à remplir nos verres d'un liquide guimauvement
blanc.
- On dirait, ouais, répond le
lézard-robot.
- Voici la bombe au binolium, elle est
complètement désactivée. Mil vous a déjà parlé du plan à
adopter, avez-vous besoin que nous le reprenions ensemble ?
- C'est bon, ça va le faire.
- Parfait. Buvons, alors. C'est un doux
mélange, un des plus raffinés que nous ayons l'occasion de...
- Pourquoi vous voulez pas me prendre
avec vous ? Vous pouvez rentrer dans mon crâne, vous savez que
je suis pas Valmérien.
- Paco... Vous avez une image déformée
de la société Valmérienne. En réalité vous êtes bien un de ces
lézards. Vous êtes heureux ici, c'est votre maison. Croyez-moi,
c'est la meilleure chose à faire, arrêtez de vous battre, acceptez
votre condition. Votre souhait est louable mais ce n'est qu'une
coïncidence, le fruit d'un malheureux hasard.
- J'suis pas Valmérien.
- Vous n'avez pas goûté le...
- C'est du poison ?, Kaver lève
le coude et boit avec une lueur sarcastique dans les yeux.
- Je sais que vous pouvez faire de
sales trucs, vous pourriez très bien me faire croire que vous êtes
en train de boire alors que mon verre serait le seul rempli... »,
Paco devient aussi paranoïaque que moi... C'est mauvais signe :
« Je ne suis pas un sauvage, Paco. ». Je goûte le bidule
et, bien obligé, ma bouche se tord en un sourire brillant. Kaver se
met à rire et le tout résonne dans le hangar, je le coupe :
« Où sont les autres ?
- Tous les membres de l'Ordre sont déjà
à bord du Vadatorik.
- Vous lui avez trouvé un nom...
- Nous n'allons pas tarder à les
rejoindre. », je m'allume un joint et Kaver rajoute
immédiatement : « J'ai pris la peine de reproduire cette
herbe que vous semblez tant aimer. Il ne m'aura fallu qu'un petit
préléve...
- Putain ! Ah ouais. Merci.
- Vous en aurez assez jusqu'à votre
retour sur Terre.
- Génial. ». Putain, j'suis
con... J'avais même pas pensé à prendre assez de weed pour tout le
trajet, Kaver me sauve d'une sacré emmerde. Malgré les
protestations de Paco, le légume lui répète le plan point par
point. Vient ensuite le temps des adieux. Paco est ému et j'ai du
mal à trouver les mots justes. Je décide de terminer rapidement
l'histoire et fais un signe à Kaver. Le lézard-robot reste à côté
de la table et nous nous éloignons, Mil, le légume et moi. Le
hangar est long à parcourir et j'hésite plusieurs fois à me
retourner pour jeter un dernier coup d’œil à Paco mais à chaque
fois je m'en empêche. Je roule un pétard, il doit m'en rester une
bonne dizaine et j'espère que Kaver ne disait pas de conneries quand
il parlait de weed clonée. Sinon, tout le monde risque de passer un
voyage de merde. L'endroit est éclairé d'un jaune tiède se
reflétant dans les diverses machines métalico-cristalinnes restées
là. La bombe au binolium était impressionnante, elle aussi. Une
structure formée de plusieurs cristaux changeants radicalement de
couleur selon l'angle d'observation. La singularité de chaque
cristal la rendait intellectuellement impalpable : l'un semblait
coupant comme la plus fine des lames, l'autre doux comme une limace
baveuse. La seule chose que j'aurais pu faire avec aurait été
d'enlever une des plaques métalliques simplement vissées à la
paroi cristalline. Le bon tournevis et un peu de sueur. Mais il est
aussi possible qu'une fois la plaque retirée, mon entreprise
hasardeuse me jaillisse à la gueule comme un jet d'acide concentré.
On arrive enfin au bout du chemin. Me sentant à distance raisonnable
pour ne pas croiser le regard du lézard-robot, je me retour
rapidement. Je vois une forme lézardeuse assise sur une chaise
faisant face à un énorme cristal brillant. Je devine que Paco
s'astique toujours la gueule avec la bouteille restée là-bas. Je
l'imagine bien cracher une rasade sur l'engin sophistiqué avant de
se marrer et de bafouiller un « Connard de Kaver ! Putain
d'Ordre ! ». Le liquide visqueux blanc coulant le long
d'un des cristaux. Mil me tape l'épaule : « Sal ?
- Hein ?
- Viens, on y va. », la gsène me
montre une porte ouverte et je comprends qu'elle mène directement à
l'intérieur du vaisseau de l'Ordre : « Il s'appelle
comment déjà ce truc ?
- Le Vadatorik, répond de sa douce
voix la gsène.
- C'est parti. », on entre dans
le double sas complètement ouvert qui nous mène ensuite au couloir
principal du vaisseau. L'endroit est lumineux, difficile de décrire
un environnement aussi atypique. On se croirait à l'intérieur d'une
grotte dont les parois seraient si fines qu'elles sembleraient
vouloir se rompre à n'importe quel instant. Derrière elles une
puissante lumière rend le couloir respirable. On pourrait penser
être dans une attraction « expérience optique surnaturelle »
écrit de façon fantaisiste avec un moustachu nous invitant à
entrer du bout de sa canne en bois. La paroi rocheuse arbore
plusieurs motifs lumineux mouvant selon notre position et celle des
lampes derrières. Car oui, les sources lumineuses de l'autre côté
de la roche bougent elles aussi en rythme : « Quel
bordel ! C'est quoi cette mise en scène ?
- Oui, ça doit vous sembler étrange,
Sal, se moque Kaver.
- Pourquoi vous avez foutu des lampes
derrière les murs ? Pourquoi vous avez pas foutu une petite
lampe ici – je lui montre le plafond –, ça aurait suffit,
croyez-moi.
- Il ne s'agit pas de lampes, les murs,
comme vous les appelez, sont intelligents. Il est impossible pour
quelqu'un n'ayant pas le contrôle de
traiter avec eux et cela doit d'ailleurs être une expérience
désagréable pour vous. Mais cela permet normalement aux personnes
évoluées de satisfaire leur corps en une atmosphère et un calme
adaptés à leurs besoins.
- Les idiots ont
toujours tort ici...
- Oh ! Je ne
vous traite pas d'idiot, Sal. L'évolution est une fatalité, il faut
savoir se satisfaire des données ; chaque objet, chaque
personne, chaque idée, tout ce qui constitue le monde n'a pas à
être contesté. Nous n'avons pas à être classés et rangés puis
mis à la disposition des passions des uns ou des autres. Si je vous
parle maintenant ce n'est que parce qu'il le faut.
- Putain... Bon. Je
comprends pas qu'un mec avec un tel discours trouve autant de plaisir
à détruire un système planétaire entier.
- C'est au
contraire en pleine résonance avec ce que je vous dis. Il faut
partir d'ici... Alors.
- Ouais mais
pourquoi vouloir tout niquer derrière vous ?
- Ça suffit, Sal.
Tout ça est réglé de toutes les manières, non ? Paco va être
riche, vos précieux Valmériens seront sauvés et nous allons tous
rentrer chez nous. Sortez toute la tension de votre corps. Je vais
vous montrer un endroit qui va vous plaire. ». Sacré Kaver...
Je le suis et nous retrouvons un peu plus loin face à la pierre
formant le couloir, le légume me regarde : « Ben quoi ?
Qu'est-ce qu'il y a ?
- Vous allez rester
ici quelques temps, autant apprendre comment ouvrir une porte, non ?
- Ouais ben ouais,
je dois faire quoi ?
- Posez votre main
sur la paroi, votre flux sera plus puissant.
- Mon flux ?
- Tout est basé
sur l'échange, Mil et moi pouvons le faire sans contact mais votre
flux n'est pas assez puissant pour ça. Il faut que vous touchiez la
porte. », je pose ma main sur la roche et je regarde Mil, les
yeux pleins de malice : « Concentre-toi, Sal !, me
fait-elle.
- Ouais, ouais.
- Maintenant,
fermez vos yeux.
- Sérieusement ?
- Fermez vos yeux,
Sal.
- Ouais, okay.
- Je
vais vous toucher maintenant et vous verrez exactement ce qu'il faut
faire. Attention, préparez vous, c'est surprenant. », je sens
son doigt s'enfoncer dans mon épaule suivi d'une décharge dans tout
mon corps. La porte s'ouvre directement. Ce con a encore trifouillé
dans mon crâne. J'arrive à sentir la porte, je ne la vois pas mais
je sais qu'elle est là et que si je touche le mur à côté, je
pourrais la refermer en formulant la bonne pensée. Comme un
magnétisme sans effet physique. Une interaction irrévocable entre
moi et... Des portes. C'est pas la plus belle chose qui soit mais ça
me permettra au moins de ne pas être trop handicapé pendant mon
séjour à bord. La pièce qui vient d'apparaître est moins
lumineuse que le couloir, il y a une version miniature de la sphère
qui éclairait la salle principale du QG de l'Ordre sur la troisième
planète. Cet endroit est beaucoup plus agréable. Disposés de façon
aléatoire, je reconnais plusieurs des instruments dont jouaient les
gsènes de l'ordre. Il y a la grosse batterie, le clavier mal
accordé,... Je vois même la saloperie qui m'a fait subir un rom
jouant de l'accordéon. Je me rends compte que j'ai toujours mon
sac-combinaison-scaphandre-cristal accroché dans le dos et voulant
m'en débarrasser pour aller tester le clavier : « Sal,
gardez ce sac, c'est une protection très importante et obligatoire à
bord. Si jamais vous êtes en difficulté, la combinaison se
déploiera.
- Pourquoi est-ce
qu'il y aurait des difficultés ?
- Ce vaisseau est
très complexe et essaye de répondre à toutes les singularités de
ses occupants, croyez-moi, il vaut mieux le garder sur le dos. »,
je ré-installe donc le bidule et un peu contrarié : « Comment
vous avez fait pour déplacer les instruments aussi vite à bord du
vaisseau ? Vous avez préféré sauver ces trucs plutôt que les
autres membres de l'Ordre ?
- Sal !
Arrêtez-vous tout de suite ! Ce qu'il s'est passé sur la
troisième planète n'est pas à prendre à la rigolade ! Si
vous continuez, je vous mets en zone de protection...
- Putain... Et là,
je ne suis pas « mis à disposition de tes passions »,
mon gars ?
- Ces instruments
n'ont rien à voir avec ceux de la troisième planète. Nous en avons
plusieurs, voilà tout.
- Ouais.
- Je vous laisse,
Sal. Amusez-vous bien ici. Je vous présenterai un peu plus tard aux
autres membres, même si vous devez déjà en connaître certains.
- Je dois rester
ici ?
- La dernière fois
vous vouliez jouer de ces instruments, non ?
- Ouais.
- Alors, oui.
Restez ici, amusez-vous. Cette fois-ci, ils sont libres, profitez-en.
Je viendrai vous chercher plus tard.
- T'es bien
directif, mon gars.
- Nous devons faire
quelques réglages dans le reste du vaisseau. Ce serait même
dangereux pour vous.
- Ah ?
- Vous pourriez
devenir aveugle ou même disparaître totalement.
- Je te crois pas.
- Sal, si
j'apprends que vous êtes sorti d'ici, je vous placerai en zone de
protection. Ce que je vous dis est vrai. Vous risquer de compromettre
notre mission et de vous tuer par la même occasion...
- Mouais.
- Promettez-moi,
Sal. Promettez-moi que vous resterez ici.
- Ouais, ouais, ça
marche.
- Mil ? Vous
venez ?
- Je vais rester un
peu avec Sal, je vous rejoins après. », je fais un clin d'oeil
à Kaver et le gars ferme la porte derrière lui : « Enfin
seul, hein ? », Mil sourit.
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